Premier Train

Le premier chemin de fer au Canada circula entre Saint-Jean et La Prairie en 1836.
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Le premier train…
1836, le premier train au Canada circule entre Saint-Jean et La Prairie

Réal Fortin

L’histoire est bien connue, le premier chemin de fer au Canada a été inauguré le 21 juillet 1836. Le train, tiré par la locomotive Dorchester, avait mis deux heures pour franchir la distance entre les gares de La Prairie et de Saint-Jean. Plusieurs historiens en ont fait le récit dans ses moindres statistiques. Les chiffres succédaient aux énumérations minutieuses et fastidieuses. Toutefois, c’est la narration de Félix-Gabriel Marchand qui est de loin la plus intéressante. Un vrai chef-d’oeuvre littéraire qu’on devrait faire lire à tous les étudiants du Québec.

«Félix-Gabriel Marchand, natif de Saint-Jeansur-Richelieu (1832-1900), fut propriétaire terrien, négociant et officier supérieur dans la milice. Il fut reçu notaire en 1855 et devint premier ministre de la province de Québec en 1897 et ce jusqu’à son décès en 1900. Il est également l’un des fondateurs du journal le Canada français, hebdomadaire régional du Haut-Richelieu, encore publié de nos jours.»

«C’est à la ville de Saint-Jean d’Iberville qu’appartient l’honneur d’avoir inauguré la première voie ferrée construite sur le sol canadien. Elle s’étendait depuis cette ville jusqu’au village de La Prairie, distance de 15 milles et servait à relier la navigation de lac Champlain à celle du Saint-Laurent. L’organisation fut lente et difficile. Il s’agissait d’une entreprise d’un genre jusque-là inconnu, dont nos capitalistes n’avaient encore que des notions très imparfaites et qui semblait leur offrir des chances de succès plus que douteuses.

Cependant, la Compagnie du Champlain et du Saint-Laurent finit par se constituer, et ses travaux, poussés avec vigueur, furent terminés durant l’été de 1836. Mais le parachèvement du chemin n’était pas le plus difficile de l’entreprise. Personne au Canada n’avait une connaissance suffisante du mécanisme d’une locomotive pour en entreprendre la construction, et la
Direction s’est trouvée dans la nécessité de donner sa commande à une fabrique écossaise.

Après une attente bien trop prolongée pour l’impatience du public, on annonça enfin l’arrivée dans le port de Montréal d’un voilier ayant à son bord la locomotive tant désirée. Cette
nouvelle causa un grand émoi. Les curieux de toutes les nuances, la plupart crédules et enthousiastes, allaient donc voir de leurs propres yeux ce cheval d’airain, alerte et fringant comme un cheval en chair et en os, parcourir les distances avec une rapidité vertigineuse et enlever sans effort une charge que cent des plus vigoureux spécimens de la race chevaline auraient peine à faire mouvoir!

Il y avait aussi le parti des sceptiques qui soulevait certains doutes sur l’efficacité de l’étonnante invention; mais leurs voix furent aussitôt étouffées dans un cri d’énergique indignation poussé par tous les spectateurs du merveilleux. Il fallut, bon gré, mal gré, se taire et attendre. L’épreuve allait bientôt se faire; un voyage d’immigration était même annoncé pour une date assez prochaine, et… si ça ne marchait pas…Hein! Quel triomphe pour les sceptiques susdits.

D’autre part, le parti des enthousiastes donnant libre cours à l’imagination, décrivait en termes chaleureux les surprenantes propriétés de la vapeur comprimée. En un mot, les badauds, comme toujours, se partageaient en deux camps opposés, celui des gens qui ne doutent de rien et celui des gens qui doutent de tout. L’heure de la grande épreuve approchait. Un air de mystère entourait tous les préparatifs. La locomotive, accompagnée de son ingénieur mécanicien, homme silencieux et bourru comme le plus des cornacs, était arrivée nuitamment, à l’improviste, traînée avec une prudente lenteur par quatre lourds chevaux, inconscients des bons offices qu’ils prêtaient à un formidable rival dès ses premiers pas. On l’avait aussi remorquée afin, dirait-on de ne pas anticiper sur la cérémonie d’inauguration. La locomotive à bois Dorchester tire le premier train au Canada Dessin par John Loye, 1836 (Chemins de fer nationaux du Canada)

La vue même en était interdite au public. Les premiers soins du morose gardien avaient été d’entourer cet objet de toutes ses sollicitudes d’une forte cloison, à l’intérieur de laquelle personne n’était admis. On avait beau solliciter, se fâcher même, rien ne pouvait ébranler sa persistante obstination. Aux questionneurs, il répondait invariablement par monosyllabes, accompagnés parfois d’un juron du plus pur écossais; puis il se retirait en grommelant dans le compartiment mystérieux et en verrouillant la porte à l’intérieur. Afin, sans doute, de rendre plus pittoresque la démonstration projetée, la Direction avait unanimement décidé qu’elle aurait lieu au clair de lune. Les capitalistes de nos jours tout à fait indifférents aux charmes de la blonde Phoebé, ne seraient pas loin de traiter de lunatiques des administrateurs de chemin de fer pris en flagrant délit d’une semblable licence poétique. Autre temps autres moeurs.

Enfin le moment solennel arriva. Deux wagons proclamés superbes par la foule ébahie-quoiqu’ils ne pussent aucunement prévoir les chars-palais de notre époque- furent bientôt remplis des quelques privilégiés invités par faveur spéciale à faire partir de l’expédition. La locomotive soumise pour la première à l’inspection du vulgaire, lança vers le ciel étoilé sa fumée noire, par bouffée, et faisant entendre une série non interrompue de soupirs saccadés, comme pour témoigner son ennui des regards indiscrets dont elle était l’objet.

De son côté l’ingénieur-mécanicien, tout pénétré de l’importance de sa fonction, se tenait à son poste dans une attitude de dignité superbe, tout prêt à donner le signal du départ. Les enthousiastes étaient là, nombreux et bruyants, qui se préparaient à lancer leurs bravos étourdissants au premier mouvement du convoi. Les sceptiques y étaient aussi, attendant en silence la réalisation de leurs sinistres prévisions. Soudain, un sifflement aigu se fait entendre! Tout est prêt.

Les spectateurs, maintenant silencieux, sont dans une attente fiévreuse; le mécanicien, plus solonnel que jamais dans son rôle de «deus ex machina» appuie majestueusement la main droite sur l’aiguille motrice. Aussitôt la locomotive s’agite, exhale des soupirs plus gros, plus précipités, plus véhéments que jamais; elle s’ébranle dans un suprême effort, les roues font péniblement un demi-tour en avant et s’arrêtent!… L’ingénieur recommence son manège… Rien ne bouge… Il fait une inspection minutieuse du monstre récalcitrant, tourne une vis ici et là; puis saisissant de nouveau l’aiguille, il s’agite furieusement. La locomotive est secouée dans toutes ses parties, elle fume geint, siffle et semble affectée d’un tremblement épileptique… Mais elle n’avance pas d’un pouce…

Une exclamation de désappointement s’échappe de mille poitrines à la fois. Hélas l’expérience était manquée! La partie des sceptiques triomphait. La direction profondément déconcentrée, se réunissait le soir même en conciliabule secret. La nuit se passa en débats animés. On soumit l’infortuné mécanicien à l’interrogatoire le plus rigoureux sur les causes de son insuccès. Le pauvre homme n’y comprenait rien du tout. Comment se faisait-il qu’ayant réussi sur les chemins de fer écossais, il n’obtenait pas le même succès ici? C’est ce qui
l’intriguait souverainement.

Bref, la réunion était sur le point de se dissoudre sans que l’on eut rien décidé, lorsqu’une idée lumineuse frappa tout à coup le président! «Je crois, dit-il, un journal des États-Unis où l’on fait tout un récit des merveilleux succès de deux ou trois chemins de fer en opération chez nos voisins. Si nous invitions un ingénieur américain à résoudre le problème!»

Cette suggestion fut adoptée unanimement et, quelques jours plus tard, un expert en chemin de fer nous arrivait de la grande république. L’épreuve renouvelée en petit comité cette fois, produisit absolument le même résultat que précédemment. L’Américain inspecte la locomotive en détail. Tout lui paraît dans l’ordre voulu. Cependant le statu quo se continue obstinément! Il se met lui-même à la manoeuvre. Inutile, la rétive machine fait encore une demi-évolution et… retombe dans son immobilité!

Honteux et perplexe, le nouveau venu est sur le point de renoncer à la tâche quand tout à coup il se frappe le front. «J’ai trouvé», s’écrie-t-il, avec un geste de triomphe. On l’entoure de toutes parts: il est pressé de dix questions à la fois.

«Qu’y a-t-il? Expliquez-vous! Parlez! Montrez vite!…»
«Mes amis, dit-il enfin sur un ton demi-railleur, demisolennel, vous n’avez pas donné assez d’avoine à votre cheval.»

En effet l’Écossais, habitué au charbon comme combustible, ignorait tout à fait la différence d’intensité entre le calorique produit respectivement par le charbon et par le bois. On jeta du bois en plus fortes quantités sur le brasier et bientôt la locomotive ranimée commence à se mouvoir, avec lenteur d’abord puis, augmentant graduellement sa course, elle finit par atteindre une rapidité, étonnante pour l’époque, de vingt milles à l’heure!

Dès ce moment le problème était résolu, l’ère des chemins de fer était inaugurée en Canada.»